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Abstentionnisme

L'abstentionnisme désigne l'attitude de celui qui ne fait pas usage de son Droit de vote. On calcule le taux d'abstention (ou son corollaire le taux de participation) lors des votations et des élections ― qui sont des activités distinctes, quoique souvent confondues. Dans les Votations, l'abstentionnisme varie en fonction de l'importance des objets proposés, de l'intérêt et des émotions qu'ils suscitent, de leur caractère plus ou moins abstrait. Le taux est plus stable dans les Elections, qui se répètent régulièrement, bien que le système majoritaire (à la différence de la proportionnelle, Systèmes électoraux) puisse conduire tantôt à des affrontements très mobilisateurs, tantôt à de faibles participations, quand le résultat paraît joué d'avance. Si l'on considère l'ensemble des élections et des votations (révisions constitutionnelles, projets de lois, objets financiers, Initiatives populaires, Référendums populaires) fédérales, cantonales et communales, on voit que la Suisse se distingue des autres pays par la fréquence à laquelle ses citoyens sont appelés aux urnes.

La Démocratie directe, avec ses nombreuses possibilités de participation à la vie publique, entraîne deux effets contradictoires: le peuple a plus d'influence (Droits politiques), mais l'importance d'un vote particulier diminue, ce qui pousse à l'abstentionnisme. Celui-ci, surtout lorsqu'il tend à s'accroître à long terme, est souvent l'objet de réflexions politiques, pour deux raisons. D'une part le faible usage des droits populaires ternit l'image de la démocratie et l'on reproche aux abstentionnistes un oubli coupable de leurs devoirs civiques. D'autre part, la fréquence même des consultations fait de l'abstentionnisme un thème récurrent.

Cherchant les causes de l'abstentionnisme, les politologues ont désamorcé le jugement moralisant qui le frappait. Ils se sont demandé principalement quels groupes de la population ne se rendaient jamais (ou rarement) aux urnes et quels effets cela entraînait sur la représentativité des élections, sur le résultat des votations, sur l'équité et l'opportunité des décisions. Avant de tenter de répondre à ces questions, nous évoquerons brièvement l'histoire de l'abstentionnisme en Suisse, en nous limitant au plan fédéral.

L'abstentionnisme depuis le XIXe siècle

Taux de participation aux votations et élections fédérales 1874-2016
Taux de participation aux votations et élections fédérales 1874-2016 […]

Le taux d'abstention n'est connu avec exactitude que depuis 1879. Il variait déjà, avant la Première Guerre mondiale, selon le thème des votations et au gré de la situation politique et économique. Cependant, il ne faut pas lui accorder trop de signification avant 1900, car les moyens de communication étaient encore rudimentaires, la participation au vote coûteuse et le vote par correspondance inexistant. Pour les dix-neuf votations antérieures à 1879, l'abstentionnisme varie entre 18,4% environ (Constitution de 1874) et 55,8% (Constitution de 1848, le taux étant particulièrement élevé dans les cantons du Sonderbund dissous, en Suisse romande et dans les cantons alpins).

Entre 1879 et 1914, le taux d'abstention aux cinquante-trois scrutins fédéraux fut de 43% en moyenne; il ne dépassa 50% que dans 13 cas. Culminant à 67,1% pour un projet de lutte contre les maladies de l'homme et des animaux (1913), il atteignit environ 60% pour des questions portant sur les forces hydrauliques, la police des eaux et forêts, celle des denrées alimentaires et la protection des inventions. Il descendit à un minimum de 22,7% en 1898 lors de la votation sur le rachat des chemins de fer (étatisation des CFF), resta bas à propos du projet de secrétariat fédéral de l'instruction primaire (le "bailli scolaire") en 1882 (24,5%), de l'organisation militaire en 1907 (25,5%) et des tarifs douaniers: le pouvoir de l'Etat central, l'armée, l'économie étaient des thèmes mobilisateurs. Durant la guerre de 1914-1918, il y eut cinq votations; l'abstentionnisme dépassa 50%, sauf lors de la première tentative de créer un impôt fédéral direct (39,2%).

L'initiative sur le prélèvement d'un impôt unique sur la fortune destiné à rembourser les dettes contractées pendant la Première Guerre mondiale fut nettement rejetée en 1922, avec le plus faible taux d'abstention jamais atteint (14,8%). Au deuxième rang on trouve l'initiative de crise de 1935 (17,3%), en bonne position les votations sur l'adhésion à la SdN en 1920 (24,4%), sur la suppression de la journée de huit heures en 1924 (24,3%), sur le premier projet d'AVS en 1931 (24,3%), sur la réduction temporaire des salaires du personnel fédéral en 1933 (19,5%) et sur la protection de l'ordre public en 1934 (22,4%). Le taux d'abstention pour les cinquante-trois scrutins fédéraux de l'entre-deux-guerres fut de 39% en moyenne et ne dépassa 50% que dans dix cas.

En revanche, dès les années 1950, il s'inscrivit en dessus de 50% en moyenne. Il ne fut inférieur à 40% que pour le premier projet de Suffrage féminin, refusé en 1959 (33,9%), la loi sur l'agriculture de 1952 (36,9%), l'ordonnance de 1953 sur le régime financier de la Confédération (41,2%) et l'initiative refusée en 1958 sur la semaine de quarante-quatre heures (38,9%). Il grimpa à 59% en moyenne dans les vingt-six scrutins des années 1960, même à 68,5% pour le référendum obligatoire de 1969 sur le droit foncier, puis à 73,5% en 1973 pour les articles sur la culture et la recherche, mais recula à 25,9% en 1970 pour l'initiative contre l'emprise étrangère et à 42,9% en 1971 pour l'adoption du suffrage féminin.

Entre 1975 et 1995, plus de 150 objets furent soumis au vote (généralement de façon groupée) et l'abstentionnisme céda légèrement (57% en moyenne), grâce à quelques questions âprement discutées, comme la surpopulation étrangère, la TVA, la protection des locataires, l'assurance maladie, les nouvelles transversales ferroviaires alpines, l'environnement (protection des marais) et surtout grâce à des thèmes chargés d'émotion, comme l'armée ("Suisse sans armée" en 1989, 30,8%) et la politique étrangère (adhésion à l'ONU en 1986, 49,3%, et en 2002, 41,6%; adhésion à l'EEE en 1992, 21,3%) qui le firent fortement baisser.

L'abstentionnisme en matière fédérale varie selon les cantons en fonction de la culture politique locale et des intérêts régionaux qu'un objet peut toucher (en particulier dans les domaines des transports, de l'énergie, de l'environnement et de l'agriculture). Il est traditionnellement plus élevé en Suisse latine, où cependant il n'a pas augmenté, ces dernières années, autant que dans plusieurs cantons alémaniques. Par ailleurs, les différences entre régions linguistiques sont faibles dans les questions les plus controversées. Entre 1975 et 1995, le taux d'abstention moyen aux votations fédérales, par canton, fut de 63,5% à Genève, 60,5% au Tessin, 60% en Argovie, 59% à Schwytz, 58,5% à Berne, 52% à Zurich.

L'abstentionnisme lors des élections fédérales varie aussi selon les cantons, en raison de leur taille, de disparités économiques et socioculturelles, de différences dans l'organisation des partis et dans les répercussions des choix électoraux. Mais il fluctue d'abord au gré de la situation politique et économique et de son caractère plus ou moins conflictuel. Il passa de 55,4% en 1848 à 45,2% en moyenne durant la période de prépondérance radicale, tomba à 20% en 1919 (premières élections à la proportionnelle) et en 1933 (année de crise), pour grimper à 50% environ pendant la haute conjoncture des années 1960 et à 43,5% en 1999.

Causes et conséquences de l'abstentionnisme

Il faut remarquer tout d'abord que l'abstentionnisme recule dans les périodes de crise sociale, qui voient les conflits politiques s'envenimer, mais qu'il s'accroît dans les périodes de prospérité. Ceci posé, on cherchera les causes de l'abstentionnisme dans trois directions: la structure du système politique, la qualité et la légitimité de la politique et des politiciens, le degré de développement de la société.

En Suisse, l'abstentionnisme souvent élevé dépend du système politique qui multiplie les possibilités et les niveaux de participation au point de rendre insignifiant un vote particulier. Il est par ailleurs l'expression de la stabilité du système, de la société et de l'économie, bien que le désir de réformes se soit accru récemment. En outre, la démocratie directe, le système proportionnel et le partage du pouvoir qui caractérise la démocratie de concordance forcent à trouver des compromis qui ont un effet démobilisateur. Récemment, de nouveaux modes de vie, un individualisme plus marqué, mais aussi la complexité croissante des objets soumis au vote ont renforcé l'abstentionnisme. L'élargissement du droit de vote aux femmes en 1971, aux Suisses de l'étranger en 1975 et aux jeunes dès 18 ans en 1991 n'a guère eu d'effet sur la participation électorale. En général, il y a plus d'abstentionnistes parmi les jeunes, les femmes, les personnes ayant de bas revenus ou un faible niveau de formation et les Latins. Diffusés par les médias et les affiches, les mots d'ordre des groupes de pression et des partis sont de plus en plus décisifs pour la formation de la volonté politique.

Il est difficile de juger les conséquences de l'abstentionnisme. Il faut mettre à l'actif de ce phénomène la baisse d'intensité des conflits politiques et des oppositions entre groupes sociaux ou entre régions, donc une meilleure compréhension mutuelle. Cela est important dans un petit pays où les consultations populaires sont très fréquentes. Statistiquement, un taux de participation de 35% donne déjà des résultats représentatifs; l'exemple du canton de Schaffhouse, où le vote est obligatoire, montre qu'une plus forte participation n'a guère d'influence. La plupart du temps, l'issue du vote ne lèse pas l'équité, qui est recherchée préalablement. D'un autre côté, l'abstentionnisme pourrait avoir plus d'effets qu'il n'y paraît, car dans un système proportionnel où les partis sont nombreux et les circonscriptions souvent petites, quelques voix peuvent suffire à faire basculer un siège, ce dont profitent les partis qui savent mobiliser leurs troupes.

Sources et bibliographie

  • Partizipation und Abstinenz, 1973
  • U. Engler, Stimmbeteiligung und Demokratie, 1973
  • L. Neidhart, Ursachen der gegenwärtigen Stimmabstinenz in der Schweiz, 1977
  • A. Riklin, Stimmabstinenz und direkte Demokratie, 1981
  • S. Veya, L'abstentionnisme, mém. lic. Neuchâtel, 1992
Liens
En bref
Contexte Participation électorale

Suggestion de citation

Leonhard Neidhart: "Abstentionnisme", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 28.03.2017, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/017366/2017-03-28/, consulté le 19.03.2024.