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Piété populaire

Le concept de piété populaire est contesté, notamment en raison de la charge idéologique qui pesait sur ses utilisations anciennes. Les critiques y voient, comme dans les arts populaires et la médecine populaire, l'expression d'une conception dépassée de la science, qui entourait ce terme d'une aura d'irrationalité presque magique. Vagues et dépourvus de contenu, ces termes renverraient à un état de fait qui n'existe pas sous cette forme. Pour d'autres en revanche, la notion de piété populaire exprime une réalité différente de la piété "officielle", raison pour laquelle il a été proposé de remplacer dans la terminologie allemande Volksfrömmigkeit par populäre Frömmigkeit par exemple (Gottfried Korff), ou de recourir aux termes d'"ethnologie du religieux" (Klaus et Richard Beitl), empruntés à la recherche anglo-saxonne et française.

La piété est d'abord une attitude visant à harmoniser une conviction religieuse intime avec les actes de la vie courante. Elle est la réponse vécue de l'être humain à la question du sens de l'existence. La piété populaire est une forme syncrétique de la pensée, de l'acte et du sentiment religieux d'individus et de groupes qui adaptent pour leurs propres besoins les doctrines et pratiques des Eglises officielles et de leurs représentants, les amalgament et les transforment avec créativité. Elle s'adresse plus aux sens et au cœur qu'à la raison, s'exprime volontiers par des formes très expressives ou symboliques et recherche la proximité. Mais elle est difficile à cerner, parce que le rapport entre les formes établies et les formes moins officielles de religiosité forme un "spectre continu qui va de l'imbrication à une relative autonomie" (Kaspar von Greyerz). Les limites avec la superstition, la magie ou l'astrologie sont donc également floues. Certaines manifestations de piété populaire sont l'effet d'impulsions données par l'Eglise officielle ou ses clercs. D'autres, d'origine laïque, ont toujours été observées avec méfiance et occasionnellement criminalisées par les Eglises établies, qui y voyaient des formes de subversion latente. La piété vécue et la piété officielle ont souvent entretenu des rapports antagonistes.

Les formes d'expression de la piété populaire en Suisse et leur évolution historique ne diffèrent guère de ce qu'ont connu les régions voisines. Toujours expression d'une époque, la piété populaire a naturellement été influencée par les grands courants de la culture intellectuelle et matérielle.

Le Moyen Age

Nous sommes imparfaitement renseignés sur la piété populaire en Suisse jusque vers 1300. Les sources expriment le plus souvent le point de vue de théologiens et de clercs dont l'argumentation se place au niveau d'une religion dogmatiquement élaborée. Pour le haut Moyen Age, il convient de ne pas assimiler piété populaire et piété laïque: nombre de prêtres, de par leur origine et leur mode de vie, appartiennent au "peuple"; leur sentiment religieux s'apparente davantage à celui de leurs paroissiens ruraux qu'à celui de leur hiérarchie ecclésiastique. La piété populaire ne doit pas non plus être vue comme une spécificité des classes inférieures. Les manifestations de la piété populaire et de la piété élitaire sont en effet très semblables sur le fond et ne diffèrent que dans leurs développements concrets: au Moyen Age, certains lieux de pèlerinage attiraient les "petites gens", d'autres presque uniquement des chevaliers.

Dans une société médiévale tout imprégnée de religiosité, on peut admettre que les expressions de la piété populaire pénétraient la vie quotidienne. Centrée sur la famille, solidaire surtout envers les proches défunts (fête des morts, messes et célébrations anniversaires), elle était encline à la croyance aux démons et aux miracles. Admettant l'action directe du divin dans la vie humaine, cette piété illustrait le principe du do ut des (je donne pour que tu donnes) manifesté par exemple dans les rites de fertilité tels qu'ils furent pratiqués jusqu'à une époque avancée dans le Jura catholique (vénération de sources et d'arbres sacrés comme à Saint-Fromont de Bonfol). Dans les mouvements laïques (humiliés, béguines et bégards), la piété populaire est également marquée par un formalisme ritualisé. Le succès des chemins de croix et des calvaires introduits par les franciscains, avec leur forte expression imagée, est l'un des témoignages de l'attachement de la piété populaire médiévale à tout ce qui fait appel aux sens.

La piété populaire à l'époque moderne et contemporaine

La piété populaire catholique

Héritier d'une longue tradition ecclésiastique, le clergé catholique, dont les membres ne se recrutaient pas exclusivement en ville, était mieux disposé que les pasteurs à tolérer les pratiques religieuses rurales (Catholicisme). La piété populaire catholique a donc bénéficié de plus larges possibilités de se déployer. Il faut observer à ce propos que les pratiques traditionnelles de la société de l'époque moderne étaient marquées par le rythme de l'année agraire et le calendrier des saints (Année liturgique).

L'Eglise catholique favorisa au temps de la Réforme catholique les manifestations de piété populaire, qu'elle concevait comme une forme de défense contre le protestantisme, mais elle tenta ensuite, à l'époque des Lumières, d'en réprimer les excès. Le joséphisme exerça aussi son influence sur la Suisse alémanique, notamment par l'action d'Ignaz Heinrich von Wessenberg, vicaire général du diocèse de Constance. Dès le début du XIXe s. et plus tard encore sous l'effet du Kulturkampf et du débat sur la modernité, cette orientation plutôt rationaliste fit place à une culture religieuse plus intériorisée qui redonna davantage de place à l'expression et aux besoins de la piété populaire. Il en va de même du triomphalisme qui caractérisa la vie catholique jusqu'au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Le concile Vatican II (1962-1965) a inauguré une nouvelle phase de plus grande austérité, ce qui n'empêcha pas la piété populaire de conserver une dynamique propre.

Ex-voto. Peinture sous verre de l'artiste du Lötschental Josef Murmann, réalisé pour la chapelle de la Visitation à Kühmatt (commune Blatten), vers 1860 (Bibliothèque de Genève, Archives Nicolas Bouvier).
Ex-voto. Peinture sous verre de l'artiste du Lötschental Josef Murmann, réalisé pour la chapelle de la Visitation à Kühmatt (commune Blatten), vers 1860 (Bibliothèque de Genève, Archives Nicolas Bouvier).

L'une des principales formes de la piété populaire catholique au XIXe et au XXe s. est le pèlerinage (depuis le Moyen Age) et les visites de lieux de dévotion (dès l'époque baroque). Chaque destination cependant, par son foisonnement populaire, prit une physionomie propre. Le pèlerinage de Todtmoos (Forêt-Noire) depuis Hornussen en Argovie, celui de la chapelle du Vorbourg depuis le Jura, ou celui de la chapelle de la Visitation de la Vierge sur la crête de Ziteil en sont quelques exemples. Parmi les éléments importants des pèlerinages figurent les ex-voto, les processions durant lesquelles sont portés des insignes (âne des Rameaux, étendards, statues), la vénération des reliques, qui atteint son point culminant dans les somptueuses translations des XVIIe et XVIIIe s., les souvenirs rapportés chez soi et les articles de piété, tels ceux que proposait la firme des frères Benziger à Einsiedeln (statues en plâtre de la Vierge, du Christ et de saints). Les représentations de théâtre religieux, les jeux de Pâques, les crèches de la Nativité (dans les Grisons surtout et aujourd'hui encore dans les églises du canton de Fribourg), les processions de la Passion telles qu'elles ont encore lieu à Mendrisio et à Romont (FR), ou les jeux de la Passion comme à Selzach étaient autant d'expressions de la piété populaire. Les dévotions du mois de Marie (mai) dans les églises ornées de fleurs, de même que les représentations du Saint-Sépulcre avec les gardes d'honneur de la jeunesse catholique étaient très appréciées. Nombre d'endroits ont conservé la tradition des palmes apportées dans les églises par les jeunes le jour des Rameaux. La piété populaire catholique s'est enfin exprimée par une multiplication de petits monuments insérés dans le paysage (calvaires, croix, chapelles, le plus souvent édifiés par de pieux fondateurs), ainsi que par des gravures populaires représentant des saints et qui ne sont pas sans équivalents chez les protestants (comme les petites images bibliques que l'on donnait à l'école du dimanche). Le "nègre qui dit oui", tire-lire de plâtre ou de papier mâché hochant la tête à chaque don, était un objet répandu dans les deux confessions (école du dimanche, catéchisme).

La piété populaire protestante

La piété populaire est le plus souvent associée exclusivement à la foi catholique. Il existe cependant aussi une piété populaire protestante (Protestantisme), plus difficile à appréhender parce que moins extravertie. Du fait d'une liturgie plus aride et de la réglementation stricte des cultes de l'Eglise officielle, cette piété a moins pu se déployer qu'en milieu catholique. Les réformateurs (Réforme), qui ne toléraient plus les traditions populaires que comme éléments d'organisation de la vie publique, auraient dû provoquer la disparition de la piété populaire, puisque celle-ci exige une charge symbolique qui est constitutive de la communauté. Or c'est le contraire qui se produisit: on observe une permanence du culte des saints, du moins dans des régions protestantes hors de Suisse. En territoire confédéré, des pratiques superstitieuses sont attestées jusqu'en plein XVIIe s. Mais avec la Réforme, le phénomène évolua différemment. Comme les ecclésiastiques réformés, recrutés presque exclusivement en milieu urbain, avaient la fonction de porte-parole des autorités, l'écart se creusa entre eux et la population; l'Eglise officielle eut donc moins d'emprise sur l'évolution de la piété populaire. Beaucoup de sujets trouvaient peut-être dans ces pratiques et dans les superstitions un moyen de se soustraire à la Réforme imposée par les autorités et aux tentatives d'imposer une discipline sociale. Le Pays de Vaud fut entre 1630 et 1670 le théâtre de plaintes répétées au sujet de la vénération portée à une souche d'arbre réputée guérir les goutteux ou à une fontaine dont l'eau avait la prétendue vertu de chasser les esprits, ce qui montre que la Réforme fut loin de s'imposer rapidement et en profondeur comme de nombreux d'historiens l'ont cru.

Les récits hagiographiques sur les événements miraculeux associés au major Davel, martyr de l'indépendance vaudoise en 1723, présentent des similitudes avec les ouvrages populaires catholiques. La piété populaire protestante exprimait sa créativité dans le renouvellement ou le développement de certains rites, comme le baptême lors du culte paroissial ou la confirmation, qui avaient lieu à la demande des laïcs. Le protestantisme connut encore le recueillement au foyer, les lectures individuelles ou à haute voix de livres de méditation, coutumes largement abandonnées au début du XXIe s. Des pratiques superstitieuses pouvaient s'y joindre, comme celle des oracles bibliques.

Le piétisme donna naissance à une forme spécifique de piété populaire protestante, qui se manifesta notamment dans les cercles de dévotion privés, tels les Stündli à Bâle, puis s'étendit avec le développement des Eglises libres. La calligraphie de sentences pieuses, de versets de l'Evangile, de récits de souvenirs et même de textes d'examens scolaires devint dans les cantons d'Appenzell Rhodes-Extérieures, Berne, Zurich, Thurgovie, Neuchâtel et Vaud l'expression originale d'un art populaire typiquement réformé. La transposition de la parole biblique en ornement, regardée comme un acte de piété, était une activité à laquelle se vouaient les maîtres d'école, les pasteurs et les calligraphes.

Les formes récentes de piété populaire

La religiosité populaire adopte de plus en plus des idées non ecclésiastiques, souvent empruntées à des civilisations étrangères. Elle devient une quête de vérité fondée sur l'expérience de vie et se réclamant du droit à la réalisation de soi. Outre des éléments de la religion civile (culte de la patrie, vertus bourgeoises) et du culte des vedettes, elle est imprégnée de nombreuses conceptions issues de l'ésotérisme, ce qui rend ses contours encore plus flous. Ici aussi, la transmission originairement orale du savoir a fait place à la transmission écrite.

Sources et bibliographie

  • P. Wernle, Der schweizerische Protestantismus im XVIII. Jahrhundert, 3 vol., 1923-1925
  • N. Curti, Volksbrauch und Volksfrömmigkeit im katholischen Kirchenjahr, 1947
  • E. Strübin, Baselbieter Volksleben, 1952
  • R. Weiss, «Grundzüge einer protestantischen Volkskultur», in ASTP, 6, 1965, 75-91
  • M. Mercier-Campiche, L'affaire Davel, 1970
  • P.-O. Walzer, Vie des saints du Jura, 1979
  • K. et R. Beitl, Wörterbuch der deutschen Volkskunde, 31974, 870
  • P. Kern, Heiliggräber im Bistum St. Gallen, 1993
  • I. Baumer, «Glaubenssinn - Kirchensinn», in Der Glaubenssinn des Gottesvolkes, Konkurrent oder Partner des Lehramtes?, éd. D. Wiederkehr, 1994, 21-65
  • A. Angenendt, Geschichte der Religiosität im Mittelalter, 1997 (42009)
  • E. Halter, D. Wunderlin, éd., Volksfrömmigkeit in der Schweiz, 1999
  • P. Hugger, Meister Tod, 2002
  • K. von Greyerz, Religion et culture, 2006 (all. 2000)
Liens

Suggestion de citation

Paul Hugger: "Piété populaire", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 27.12.2014, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/011511/2014-12-27/, consulté le 19.03.2024.